XL
Atteinte en plein cœur, Domnine était morte. Blessé moins grièvement, Médéric se plaignait. Trabuc, affolé, comme en un rêve, baisa Domnine sur le front et donna du cognac de sa gourde à Médéric.
Après quoi, ayant appelé au secours et voyant des voisins accourir, il ramassa son fusil fumant et se dirigea vers la ville.
Qu’allait-il y faire ? Peut-être ne le savait-il pas bien tout d’abord. Mais en chemin, ses idées devinrent plus claires.
Une dominait : sa femme morte, lui, Trabuc, évidemment, ne pouvait plus vivre.
Calme, dès lors, et comme si toutes ces choses eussent été déjà lointaines, Trabuc, les trois kilomètres en descente parcourus, le pont traversé, et le portail franchi, entra d’abord au bureau de tabac où il acheta de la poudre et des chevrotines, puis à l’auberge de la Tête-Noire, où il mangea quelques olives, quelques noix, buvant peut-être un peu plus que de coutume, car d’ordinaire il était fort sobre, mais cependant, sans se griser.
Au moment de repartir, il dit à l’aubergiste :
– J’ai fait un malheur, j’ai tué ma femme, et peut-être aussi M. Médéric.
L’aubergiste lui conseilla de se rendre au tribunal et de se constituer prisonnier. Ce fut en vain. La détermination de Trabuc était prise.
– Non ! c’est un service que je te demande. Il ne faut pas que j’aille en prison. Laisse-moi seulement le temps de sortir de la ville ; puis, quand j’aurai dépassé le tournant du vieux pont rompu, tu iras de ma part prévenir les gendarmes. Mais recommande-leur de prendre avec eux leurs carabines, parce que, vivant, ils ne m’auront pas.
L’aubergiste accomplit le vœu de son ami. Il l’accompagna jusqu’à la porte de la ville, et ne parla que lorsque Trabuc, le tournant du pont dépassé, eut une avance suffisante.
Pendant que l’aubergiste se rendait au tribunal, sur quelques mots dits par lui, la nouvelle se répandit dans Rochegude, passant de bouche à bouche et s’agrémentant en chemin de détails plus ou moins véridiques.
La version qui finit par s’accréditer fut celle-ci, toute au déshonneur de la Civadone.
Donc la Civadone, avant comme après son mariage, avec ses airs de n’y pas toucher, ne s’était jamais, pas plus que ses sœurs, privée d’amants. M. Médéric en était.
Dans les derniers temps, il la rencontrait plusieurs fois par semaine à la cabanette d’espère qui sert en hiver d’affût pour le loup. Si bien que Trabuc, peut-être averti, les surprenant, avait tiré, et, du premier coup, presque à bout portant, tué la Civadone.
M. Médéric, lui, se sauvait, pendant que Trabuc, faute d’un fusil double, rechargeait son arme.
D’autres, sans s’arrêter à l’histoire du fusil double, affirmaient, comment le savaient-ils ? que Trabuc, tenant Médéric au bout de son canon, lui avait fait grâce et qu’il avait dit :
– À quoi bon ? Trop de gens maintenant couchent avec ma femme. Je ne pourrai jamais les tuer tous.
Bref ! on plaignait Trabuc et Médéric ; mais, en général, on éprouvait une joie mauvaise à accabler la Civadone !
– Cela devait arriver ainsi, fatalement, un jour ou l’autre. Quoi d’étonnant, avec ces Mandres !
Pourtant certaines personnes, constatant les invraisemblances et les contradictions des divers récits, se refusaient à y croire.
On avait bien vu, en effet, Trabuc errer par les rues, s’arrêter devant le tribunal et la prison qu’il avait un long moment regardés, puis entrer dans un bureau de tabac et acheter à la débitante de la poudre avec un sac de balles. Mais ces détails ne prouvaient rien.
Il fallut se rendre à l’évidence lorsque Médéric arriva porté par les voisins de Trabuc, respirant malgré sa blessure et cahoté sur la paille d’un charreton, et lorsque après maintes allées et venues du maire, du commissaire et des magistrats, les portes de la gendarmerie s’ouvrirent laissant passer au grand complet la brigade, qui, une fois hors des remparts, prit le trot par l’étroit chemin caillouteux qui menait au lieu de l’assassinat.
Bientôt ces Messieurs du tribunal traversèrent à leur tour la ville en voiture ; et les gens au courant des choses expliquaient que la gendarmerie était pour arrêter le meurtrier, et le tribunal pour relever le cadavre de Domnine et procéder aux premières constatations.
La curiosité, dès lors, s’exaspéra. Tous ceux qui possédaient, du côte du Mas de la Font-des-Tuiles, une vigne, un champ, un vide-bouteille quelconque, chargèrent le carnier ou la pioche, et, indifférents en apparence mais désireux de voir ce qui se passerait, suivirent la justice à distance respectueuse.